1.9.03

Au consulat d'Aubervilliers (années 90 et de nos jours...)

Arrivé vers 6h00 du matin, je suis un zombie cherchant du coin des yeux la rue du consulat d'Aubervilliers.
Le drapeau Algérien flotte majestueusement au dessus du gros pavillon.
Je ne suis pas arrivé suffisamment tôt pour griller la foule, je suis même juste.
Il fait encore frais et la promiscuité nous réchauffe un peu.

100 000 000 de personnes sont devant moi et uniquement des éclaireurs pour des familles entières ...
Le numéro que j'ai oublié de prendre à mon arrivée a été multiplié par 10 lorsque je m'aperçois de la ruse.
A l'ouverture des portes, tout le monde se rue sur les sièges disposés dans la pièce principale.
Alors que nous sommes serrés comme des sardines dans l'enceinte du batiment, la cour est noire de monde..
La hutte qui sert de toilettes publiques est assaillie d'enfants en pleurs visiblement vaccinés contre l'odeur.
Des petites choses qui nous font admirer et estimer le travail d'accueil effectué par notre consulat.

Juché sur une patte pour essayer de voir ce qui se passe dans la salle devant moi, je me demande soudain terrorisé par l'éventualité de devoir retourner chez moi si je n'ai pas oublié un document. Car l'hypothèse est bien sûr envisageable tant l'apparition d'une nouvelle circulaire administrative est fréquente, on s'encombre donc de documents inutiles, j'avais d'ailleurs apporté une facture d'électricité.
Il n'est pas rare de croiser des familles entières avec pour chaque membre un sac à dos "de survie" bien rempli, limitant considérablement l'espace alentour.

Ma voisine bavarde en kabyle avec son mari, elle s'inquiète de ne pas avoir le temps de faire les courses pour le repas du soir.
Midi sonne dans tous les estomacs et les rangs commencent à se parsemer.
A 14 h00 ma voisine évoque la possibilité d'une pizza.
A 15h30 l'initiative est prise d'assassiner le guichetier.
A 16h30 elle et son mari passent enfin après qu'elle ait lancé l'idée de faire une soupe.

A 10 mètres du guichet l'espoir est grandissant et je me prends à rêver à mes vacances et Ô RAGE Ô DESESPOIR Ô JEUNESSE ENEMIE, je m'aperçois que mon "piston" n'est pas venu travailler aujourd'hui.
Dépité je me tourne vers la sortie dans l'indifférence générale.
"Retourne à la maison, ya l'hmar(espèce d'âne)" m'étais je dit dans ma tête.
Je décidai de mettre une croix sur l'Algérie cette année encore.
Les années suivantes aussi.
Le billet est trop cher, la situation politique est difficile, maman a peur pour moi, j'ai raté le bac et c'est la honte devant la famille..autant d'excuses faciles qui ont repoussé mon "retour" au bled..
12 ans durant...

Et puis en septembre 2003

Après 12 ans de mauvaises raisons en tout genre j'ai fini par me réveiller et j'ai pris mon courage à deux mains : je suis allé au consulat d'Algérie pour refaire mon passeport !

Tous les Algériens d'Europe et d'ailleurs connaissent la corvée qui consiste à se rendre au consulat pour se faire tamponner les papiers (et les oreilles).
En gros soit vous utilisez votre passeport français et vous payez un prix insensé un visa pour vous rendre dans le pays de vos parents, soit vous refaites votre passeport et vous ne payez que le prix du timbre (en ajoutant les photos d'identité, la carte consulaire au cas où ).

Habitué des grasses matinées, j'ai eu le culot de me pointer à Aubervilliers à midi moins le quart quand l'intelligence aurait dû me dicter d'arriver le matin de bonne heure .
J'ai eu la chance de tomber sur un planton roublard mais pas bégueule qui m'a laissé entrer dans le bunker, pris de pitié ou reconnaissant peut-être le nom d'un ami sur mon passeport .
J'écopai dans la foulée de l'ultime ticket numéroté, tout froissé, je ne devais pas être son premier utilisateur ni le second d'ailleurs...
A midi pile, on ne franchissait plus le portillon magique.

Le consulat d'Algérie est gardé dehors par des CRS en faction et dedans par la rage contenue et la volonté de ne pas énerver le guichetier tout puissant.
Le marathon peut alors commencer .
Une seule parole déplacée et le préposé peut vous renvoyer chez vous sans le précieux sésame.
Alors tout le monde fixe le cadran des chiffres de passage d'un oeil et l'attitude générale des fonctionnaires dans leur cage de verre, de l'autre.

Suivant l'humeur et la complexité du cas de chacun, les numéros s'égrennent à la vitesse d'un tous les quarts d'heures.
Trés souvent les chiffres filent plus vite, à la faveur d'un désistement .
Un téléviseur est accroché en hauteur, stratégiquement, les programmes de la télévision Algérienne retransmise par satellite servant à annihiler toute rebellion par l'extrême nullité du continu.
Les machines à café tournent à plein régime, on lutte tous contre le sommeil.
Je discute avec les gens autour de moi, cette jeune retraitée est présente depuis 8h du matin et il est 16h.
J'aurais peut être dû amener un sac de couchage ?
Personne n'ose quitter sa place de peur de perdre son tour, alors les familles viennent en smala et se relayent toutes les heures, de sorte qu'il y a toujours beaucoup plus de gens dans l'enceinte que de cas à traiter.
La chaleur aidant, les a priori tombent comme des mouches et on lutte aussi pour ne pas claquer la porte.

Curieusement mon guichetier est souriant, je lui rends l'amabilité, il note sur mon passeport que je suis encore étudiant sans me demander mon avis, que j'ai les cheveux bruns et les yeux aussi, alors qu'ils sont verts.. je ne dis rien, je veux m'en aller, prendre l'air.

Je paye mon timbre, je signe mon passeport vert, je le mets dans ma poche, voilà je suis de nouveau un Algérien.